Le Fil d’une vie
Goliarda SAPIENZA
Ce volume rassemble deux ouvrages autobiographiques de G. Sapienza : Lettre ouverte (Lettera aperta), paru en Italie en 1967, et Le Fil de midi (Il filo di mezzogiorno) en 1969.
Cette Lettre ouverte, c’est à nous qu’elle est adressée. Dans les années soixante, Goliarda est installée depuis longtemps à Rome. Elle y a travaillé, aimé. Au seuil de la quarantaine, la nécessité vitale de mettre de l’ordre dans ses « affaires », au propre comme au figuré, s’impose brutalement. Elle nous en fait part au début de cette « confession » paradoxale, à nous, ses multiples interlocuteurs muets. Dans la chambre encombrée où elle s’est cloîtrée, remontent – dans le désordre qui précède toujours une remise en ordre – les souvenirs d’enfance, traversés d’incursions dans l’adolescence, avec le départ rêvé, puis effectué, pour « le continent ». Voici qu’apparaissent les figures et les événements déterminants du passé : la guerre, l’appel du théâtre, la mort du père, la traumatisante folie de la mère… Mais l’essentiel du récit tient dans l’enfance sicilienne, au cœur du microcosme de la maison, du quartier que l’après-guerre détruira, au milieu surtout d’une famille si différente des autres (Goliarda avait sept demi-frères et sœurs, du côté de sa mère, et son père avait eu un fils, mort très jeune, dont elle héritera le prénom), qu’elle met sans cesse la dernière-née en porte-à-faux par rapport à la société et aux gens qui l’entourent. Lettera aperta, ou comment grandir en plein fascisme dans une famille de socialistes révolutionnaires, rigoureuse parfois jusqu’à la rigidité et artiste, en recevant tour à tour l’enseignement d’un professeur hors norme, d’une rempailleuse, des mythes siciliens contés par la voix imaginative d’une amie de cœur (qui se révèlera fille naturelle du père de Goliarda). Plongés dans un climat onirique, fantasque, mais toujours en prise directe avec une réalité appréhendée avec humour par le regard d’une enfant, nous remontons aux origines d’une personnalité peu commune, ainsi qu’aux sources – encore ignorées de son auteur – du « rassemblement fictionnel » qu’est son grand œuvre : L’Art de la joie (écrit entre 1967 et 1976, il fut publié, de manière posthume, en 1996) et du personnage de Modesta.
Il filo di mezzogiorno, Le Fil de midi, c’est l’heure, c’est l’instant du basculement où, en Sicile, on croit que les fantômes surgissent, et où la folie risque de s’emparer de votre âme. D’où ce titre pour la plongée – en spirale – dans les profondeurs de la psyché d’une Goliarda à la mémoire « explosée » par les électrochocs, convaincue d’avoir été folle comme sa mère, une Goliarda convalescente, protagoniste, avec le psychanalyste peu orthodoxe qui la soigne (qui se révèlera plus fou qu’elle), de ce deuxième livre autobiographique, parfois dérangeant, où la psychanalyse apparaît comme une opération au scalpel dans la chair vivante d’un être humain, opération tantôt bénéfique, tantôt périlleuse, injuste dans sa tentative de faire table rase des affects mêlés d’illusion qui nous constituent. Quasi-huis clos, long tête-à-tête traversé de récits de rêves et de souvenirs qui refluent, confrontation où critique et emprise subjuguante se mêlent, moment de trouble extrême attirant le lecteur dans son tourbillon, Le Fil de midi est le récit presque clinique d’une expérience qu’on peut véritablement dire « sur le fil du rasoir ».